78 % des musulmans considèrent que la laïcité française est islamophobe ?
C'est le titre d'un article du Figaro du 8 décembre 2023, commentant un sondage IFOP réalisé à l'occasion du 9 décembre 2023, journée nationale de la laïcité.
Bien évidemment, le lecteur comprendra : Les musulmans refusent la laïcité.
Comme le disait Disraeli, il existe trois formes de mensonges : le mensonge ordinaire, le parjure et les statistiques. Le progrès aidant, on peut faire mentir une statistique juste.
L'IFOP a mené cette enquête, qui est en fait annuelle, à la demande de Elmaniya.TV, « chaîne laïque franco-arabe, (est une) webTV dédiée à la défense et à la promotion des valeurs laïques et humanistes, aussi bien en France que dans le Monde arabe. »
L'IFOP est un institut qui dispose d'une méthodologie éprouvée en matière de sondages d'opinion. Le titre de l'étude est : Enquête auprès des Français musulmans sur les questions de religion et de laïcité.[1]
Il est précisé : POUR CITER CETTE ETUDE , IL FAUT UTILISER A MINIMA LA FORMULATION SUIVANTE :
« Étude Ifop pour Imaniya.TV réalisée du 21 au 29 novembre 2023 par questionnaire auto-administré en ligne auprès d’un échantillon de 1 002 personnes, représentatif de la population de religion musulmane vivant en France métropolitaine âgée de 15 ans et plus. »
Également : En raison de l’absence de données statistiques officielles permettant d’établir des variables de quotas et/ou de redressement pour les personnes de religion musulmane, les quotas de l’échantillon « musulmans » ont été définis à partir des données de l’étude Ifop-Institut Montaigne réalisée par téléphone du 13 avril au 23 mai 2016 auprès d’un échantillon national représentatif de 15459 personnes âgées de 15 ans et plus résidant en métropole.
Pour ceux qui veulent y voir de plus près, l'échantillon interrogé est nettement plus jeune et présente un niveau de formation plus élevé que la moyenne de la population française.
Le Figaro ne s’embarrasse pas de précautions méthodologiques. Il a retenu deux résultats, de nature à appuyer la démonstration : 78 % des musulmans considèrent que la laïcité française est islamophobe et 72 % des musulmans désapprouvent l’interdiction de l’abaya[2].
Quod erat demonstrandum !
On se doit d'y regarder de plus près, en confrontant les réponses aux questions. On se permettra également d'insister sur la compréhension de la « laïcité » ; son utilisation comme arme pour stigmatiser les « musulmans » en raison de la lutte contre le « séparatisme », voire le « terrorisme », ne peut que biaiser une partie des réponses. En fait, le seul constat des privilèges renforcés accordés à l’Église catholique suffit à nourrir la suspicion d'une « laïcité », au minimum à géométrie variable.
La question qui a été utilisée par le Figaro est en fait la suivante : « Au regard de ce que vous en savez, diriez-vous qu’en France, la laïcité telle qu'elle est appliquée aujourd'hui par les pouvoirs publics est discriminatoire envers les musulmans ? » Et 44 % la jugent très discriminatoire, 34 % assez discriminatoire. La nuance n'est pas sans intérêt.
Une autre question peut retenir notre attention : « Pour vous le principe de la laïcité, c’est avant tout… ? » Et, oh surprise ! 26 % déclarent « séparer les religions et les institutions de la République » (27 % moyenne des français), 28 % « mettre toutes les religions sur un pied d'égalité » (19 %), 24 % « assurer la liberté de conscience » (23 %).
Bien évidemment, il y a des écarts importants sur des sujets qui ont fait ou font l'objet des polémiques stigmatisantes : port de couvre-chefs religieux pour les athlètes, port de tenues traditionnelles[3] à l'école de couvre-chefs à caractère religieux, demande de menus de cantine respectant les prescriptions religieuses, demande de dispense de cours « pouvant heurter le convictions religieuses », etc.
Il faudrait revenir en détail sur toutes les questions portant sur le milieu scolaire. On notera un partage souvent équivalent entre ceux qui soutiennent une position et ceux qui ne la soutiennent pas (sexisme, homophobie, injonctions alimentaires, injonctions religieuses). Il y a là le produit de l'accumulation des prises de position ministérielles, des textes législatifs et réglementaires depuis 1989...
Rappelons que le Conseil d’État avait jugé alors que « le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas, par lui-même, incompatible avec le principe de laïcité ». Le Conseil d’État rappelle alors que la Déclaration des droits de l'homme, la Constitution et la loi d'orientation sur l'éducation de 1989 consacrent la liberté pour les élèves « d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, et sans qu'il soit porté atteinte aux activités d'enseignement, au contenu des programmes et à l'obligation d'assiduité ».
Devant les décisions d'exclusions au cas par cas des chefs d'établissements, la loi du 15 mars 2004 interdit les « signes religieux ostensibles ». Elle a été votée sur la base du rapport Stasi qui était riche de confusions et de falsifications sur la liberté de conscience appliquée à l'école.
La circulaire de Jean ZAY du 31 décembre 1936 concluait : « Tout a été fait dans ces dernières années pour mettre à la portée de ceux qui s’en montrent dignes les moyens de s’élever intellectuellement. Il convient qu’une expérience d’un si puissant intérêt social se développe dans la sérénité. Ceux qui voudraient la troubler n’ont pas leur place dans les écoles qui doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas. » Cela suffisait.
Un tel sondage ne devrait pas servir à alimenter les polémiques et les dénonciations. Il doit nous faire comprendre qu'à traiter les « musulmans » comme une catégorie différente en cherchant toutes les occasions de dénoncer le « séparatisme », le refus « d'intégration », on alimente des réflexes de protection. Les contrôles au faciès, les discriminations à l'embauche, les menaces et attaques sont là, en arrière-plan. Le caractère d'un régime qui tend au totalitarisme, à la police des vêtements, des consciences, qui réduit la liberté dans l'espace public ne peut que développer la confusion sur ce qui relève du respect de la neutralité de l'école et sur ce qu'est la liberté de conscience. Et nourrir la conviction qu'il y a des religions qui sont plus égales que d'autres (Pétain y a contribué en son temps et a depuis trouvé des émules).