Dans une tribune publiée dans FigaroVox le 26 avril, Anne-Hélène Le Cornec-Ubertini, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université de Bretagne occidentale, répond à un article de la militante antiraciste Rokhaya Diallo, paru dans Le Guardian, qui critique la loi de 1905 sur la laïcité. Son titre : Laïcité française : «Avant d’attaquer la loi de 1905, les militants “antiracistes” devraient lire Aristide Briand»
Son souci est de dénoncer cet article, dont « L'objectif est toujours le même, promouvoir le modèle multiculturaliste américain et, à travers lui, la liberté de pratique religieuse dans les emplacements publics. » Autres extraits : « Les opposants à la loi de 1905 militaient pour la seule neutralité de l'État : un État neutre, bienveillant envers les cultes, libres de s'exprimer dans l'espace public. Sans doute faut-il inlassablement rappeler que ces députés ont perdu (...) »
« Faire croire qu'il y a actuellement un dévoiement de la laïcité française, qui n'aurait prévu en 1905 que la neutralité de l'État, et pas celle des citoyens, est à la fois un contresens et une impossibilité logique. La loi de 2004 sur l'interdiction du port de signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées, n'a fait que préciser, en l'écrivant noir sur blanc, le principe de la loi de 1905 (...) »
La confusion du vocabulaire reflète celle de la pensée.
Notre universitaire indique à propos de la discussion : « Elle (l’extrême droite se moquait de la susceptibilité mal placée des laïques qui refusaient l'affichage des signes et emblèmes religieux dans l'espace public : « Que leur importe s'ils sont vraiment libres penseurs ! »
(Chambre des députés, 45e séance, 28 juin 1905) disait déjà le comte de Lanjuinais, député royaliste. »
Il convient, en l'espèce de préciser les termes de la discussion, sinon on s'égare. La loi s'est élaborée au fil des amendements successifs.
L'intervention de Briand qui a suscité la réponse de notre comte disait « L'honorable Monsieur Lefas demande qu'il soit permis aux individus et aux familles non seulement d'ériger des croix ou autres signes symboliques sur la sépulture des leurs, mais même de les imposer à tout un cimetière. C'est ce que Monsieur Lefas appelle respecter les sentiments religieux.
Messieurs, c'est toujours la même thèse soutenu par tous nos collègues catholiques. Ils considèrent que leur conscience n'est plus libre dès qu'il ne lui est plus permis d'imposer leur croyance à l'ensemble des citoyens.
Un cimetière est un endroit collectif sur lequel tous les habitants d'une commune ont des droits, les protestants, les israélites ou les libres penseurs comme les catholiques.
Pourquoi tenez-vous à froisser leur conscience par des manifestations religieuses qu'ils réprouvent ? »
On voit qu'il s'agit bien des cimetières, non de l'espace public en général. Et il faut suivre la discussion qui se développe ensuite. La loi ne tombe pas d'une autorité supérieure, comme nous le connaissons sous le régime de la Vè République. Elle s'élabore, son contenu évolue de vote en vote, sur des amendements successifs cherchant à en préciser le contenu.
Ainsi, la Chambre admet le port du vêtement ecclésiastique en public ; elle consacre le droit acquis des monuments religieux existants ; le droit des manifestations ambulantes ; la liberté sur les terrains privés...
Pour en arriver au titre V - Police des cultes et à son article 28 que nous connaissons : « Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. » C'est tout.
Disons le tout net : Briand n'aurait jamais approuvé la loi de 2004, bien au contraire. Oui, la loi consacre un État neutre, contrairement à l'affirmation de notre universitaire. Oui, la loi s'applique :
– aux institutions publiques, neutres, ne « reconnaissant » aucun culte,
– aux cultes, qui n'ont pas à imposer leurs dogmes dans les lois et les services publics.
Oui, la loi consacre la liberté de conscience, donc de s'habiller, de faire du prosélytisme, de manifester ses opinions y compris en matière religieuse, le cas échéant.
Notre honorable universitaire confond la sphère publique, celle de la vie politique, celle des institutions, avec l'espace public au sens physique du terme. La liberté, c'est celle de la sphère privée ; l'espace public est le lieu de l'expression de la sphère privée.
Rien d'étonnant à ce qu'elle se réclame de la loi de 2004. Entre parenthèses, elle n'a jamais concerné l'Université, espace de liberté historique. Rien d'étonnant à ce que notre auteur méprise l'accusation de discrimination envers les musulmanes au nom de la laïcité (musulmanes ? Pas musulmans?). C'est bien pourtant une triste réalité ; pour des raisons de basse politique, depuis des années, on cible ceux qu'on qualifie de « musulmans », tout particulièrement les jeunes. Beau cadeau aux racistes de tout poil.
« La liberté de pratique religieuse dans les emplacements publics » est bien consacrée par la loi de 1905, à condition de ne pas mélanger l'espace public (espace physique de la libre circulation des citoyens) et la sphère publique.
La loi a été adoptée à une époque où l'interdiction, le restriction étaient l'exception ; c'est une loi de liberté. Rien à voir avec ce que nous vivons sous un régime qui ne tient que par la répression, la remise en cause des libertés.
Penser qu'il puisse y avoir une quelconque continuité entre la 3è République d'avant 1914 et le régime du coup d'état de 1958 est, soit d'une ignorance crasse, soit une tentative désespérée de légitimer ce régime.